Je levai un regard d’une couleur pourpre marbrée d’ambre sur le gris de l’horizon. Des larmes perlaient à la lisière de mes paupières fardées d’un noir cendré. Je me sentais tout aussi triste que le gris du ciel. Le brouillard tout autour de moi s’enlisait à mon humeur macabre. Des longues et lourdes branches des vieux arbres pendaient tristement dans l’eau silencieuse du sombre lac à mes pieds nus. Le paysage était à mon image.
Le vent se leva, faisant s’agiter doucement les feuilles hérissées sur les branches, et je frissonnai ; je frottai mes mains contre mes côtes, tentant vainement de réprimer mes frissons. Je devais oublier mon corps, comme me l’avait apprit mon peuple, ne pas me plier à ses capricieuses requêtes ; « Endure, brave, oublie les sensations physiques que ton corps te fait subir. » Je ravalai et mes larmes et les frémissements sur ma peau, amère sauce dans ma bouche, et ôtai le mince linge qui me servait de chandail. Je relevai ensuite mes cheveux couleur charbon sur le dessus de ma tête, laissant ainsi à la liberté de tout œil mon tatoue, vertigineuse ligne qui partait de mon oreille gauche et qui faisait des spirales sur mes omoplates avant de venir courir sur mes épaules pour descendre faire le tour de mes hanches avant de finalement mourir sur le début d’une cuisse bien charnue.
Il avait une signification bien précise pour notre peuple : j’étais femme. Chaque fille de notre tribu se faisait sacraliser ainsi, au début de ses saignements. « C’est quelque chose de très important. Ça signifie qui tu es au plus profond de toi-même. » Il était unique, unique comme moi disait-on. Le fantaisiste du peuple l’avait fait dans un état secondaire ; de ce fait, personne n’en avait un pareil.
Je laissai glisser mon regard sur la surface tranquille du lac ; seul le vent venait la troubler de quelques vaguelettes qui se brisaient contre la mousse verte des rochers. Je fis glisser mes mains sur mon flanc, appréciant le plaisir simple du toucher de mes doigts contre ma peau. Elle était froide mais douce, douce telle du satin ; je frissonnai à nouveau, de plaisir cette fois. Je laissai un petit sourire courir sur mes lèvres avant d’aussitôt le faire mourir de façon aussi brusque. Je n’avais pas le droit au sourire, pas quand mon âme était en deuil. La voir partir était trop horrible pour que je puisse seulement penser à quelques comiques situations.
Des larmes de rage me montèrent aux yeux.
D’un gracieux geste de la main, je fis descendre ma jupe le long de mes jambes, les leva une à une et laissa mon vêtement en tas à mes pieds. Quelques papillons ternes vinrent tournoyer autour de mon visage fermé. Je battis des paupières à plusieurs reprises pour chasser de mes cils les larmes qui s’y aggloméraient. Dans ma nudité totale et parfaite, je trempai le bout de mon pied droit dans l’eau, froide comme je l’avais présumé, puis, réprimant un vil frisson qui montait, y glissai mon corps en entier.
Le lac était une cascade glacée enveloppant mon corps. « Endure le mal, sois forte. Tu es forte. » Je suis forte. Je serrai mes dents les unes contre les autres afin de brimer les frissons qui, tentateurs du Mal, désirait se balader contre ma peau. Je m’enfouis dans la source glaciale jusqu’au cou et nageai un peu ; je suis forte.
Peu à peu, la nappe me parut moins froide, plus agréable. Je me tournai sur le dos et admirai les gris nuages au-dessus de ma tête, grosses boules s’alternant du noir au banc dans les cieux. Méditative, je fermai les yeux. Et maintenant ?
Je sentis quelques gouttelettes se fracasser contre la partie de mon corps qui émergeait encore du lac. Comme si la pluie avait été le signal que j’attendais, je laissai enfin libre cours à mes émotions de s’échapper de mes yeux, toujours clos. « Tes humeurs doivent s’accorder avec le temps seul. Tu ne dois plus faire qu’un avec la nature. S’il fait soleil, sourit. Et s’il pleut, pleure avec le ciel. » Alors voilà, Mère Déesse me donnait enfin le droit de te pleurer. Je laissai mes larmes couler silencieusement, toutes celles que j’avais retenues depuis la dernière averse.
Et soudain, je sentis un chaud rayon balafrer mon visage. J’ouvris les yeux, surprise que Mère Déesse changea aussi vite d’humeur.
J’entendis un craquement à ma droite et, sur mes gardes, me plongeai à nouveau dans l’eau jusqu’au cou, prête à me laissai engloutir sous ses bouillons pour me cacher totalement. Me traquait-on ? Mais le silence était revenu, si ce n’était les bruissements de feuilles provoqués par le vent et les petits animaux. Alerte, mon corps était tendu, comme prêt à craquer à tout moment, à se fissurer sous la gelure de l’eau. Un nouveau craquement se fit entendre, plus proche cette fois. Je fis un tour sur moi-même, afin de surveiller mes arrières.
Et alors, je la vis, là, au pied de mes vêtements abandonnés sur la terre. J’étais ahurie, bouche bée, littéralement. Elle me sourit, je lui souris. Je ne savais que dire. « Quand tu n’as rien à dire, tais-toi. La nature ne supporte pas les bruits inutiles. » La situation pouvait se passer de mots. Un goût rance m’emplit la bouche, un goût de chair interdit, un goût qui nous avait valu son départ.
« Danaëlle… » Pensai-je. Elle ne pouvait, en toute logique, pas m’entendre ; or, un sourire s’étendit sur ses lèvres, comme si elle avait pu lire dans mes pensées. « Tu n’es pas un livre fermé, jamais. » Silencieuse, elle se déshabilla, laissant tomber ses vêtements sur les miens – des images défilèrent dans ma tête, vicieuse analogie – et marcha jusqu’à moi, bravant le lac sans provoquer une ride. Elle s’arrêta à quelques centimètres de moi ; son odeur d’encens fruité vint jusqu’à moi ; j’humai son parfum, l’esprit à présent troublé. Elle fouilla mon regard du sien, de ses immenses yeux d’ambre liquéfié en amande, toujours avec son mystérieux sourire aux coins des lèvres.
– Aïdah….
– Danaëlle … Je te croyais partie.
– Je ne pouvais pas partir avant de t’avoir fait mes adieux.
Je fermai les yeux et inspirai, gonflant mes poumons d’oxygène. Voilà, on y était, la typique scène d’adieu larmoyante. Les larmes me vinrent aux yeux ; je les laissai dévaler mon visage, se mêler à la pluie déferlant doucement sur nous. Je comprenais enfin : Déesse Mère pleurait le départ de Danaëlle, mais ses rayons nous éclairant célébraient une dernière fois notre amour. « Tu ne fais qu’un avec la nature. »
– J’avais peur que tu ne viennes pas. Je t’ai attendue. Je commençais à désespérer …
– Chut Aïdah, ne dis pas de telle sottise, me coupa-t-elle en posant son index contre mes lèvres.
– Oh, Danaëlle, qu’allons-nous faire ? Que vas-tu faire ?
– Je vais errer de terres en terres, jusqu’à trouver un clan qui veuille bien de moi.
– C’est tellement injuste ! C’est moi qu’ils auraient dû punir !
– Non : toi, tu es l’espoir du peuple. Moi, je ne sers plus à grand-chose, si ce n’est vous former.
– Ce n’est pas vrai. Tu comptes beaucoup. Tu comptes pour moi ! Que vais-je faire sans toi ici ?
– Épouser ton noble mari, éduquer tes enfants comme je te l’ai appris, Aïdah ; tu vas vivre.
– La vie me semble bien amère si tu n’en fais pas partie.
– Je serai toujours là, avec toi. Dans ton cœur, conclut-elle en posant sa main sur ma poitrine, vis-à-vis de mon cœur.
Je posai ma main contre la sienne ; des larmes roulèrent sur ses joues. Il était tout aussi difficile pour elle de partir qu’il était ardu pour moi de la voir nous quitter. Par ma faute. Le joug de mes méfaits pesait fort sur mes épaules ; c’était avec difficulté que je ne me laissais pas écraser par le poids de mes fautes ; je pensais à ses enseignements et alors « j’endurais mon mal en silence » ; je suis forte. Je levai la main et caressai tendrement sa joue.
– Mon mentor … Jamais je ne pourrai t’oublier.
– Moi non plus, Aïdah, moi non plus. Tu es si exceptionnelle …
D’un même mouvement, on brisa les derniers centimètres qui nous séparaient et, nos mains allant naturellement se loger tout contre un muscle, caresse du vent, nos bouches, tout en douceur, se retrouvèrent une dernière fois, mielleuse étreinte.
Puis je sentis son corps se ramollirent subitement, se laisser tomber sur moi. Surprise, j’ouvris les yeux et me libérai un peu, rien qu’un peu, de sa molle étreinte. Et elle tomba dans le lac.
Morte.
Une flèche était plantée dans son dos, vis-à-vis de son cœur. Du sang coulait de la blessure.
Je levai des yeux effarés sur l’orée du bois et vis l’homme qui m’était dédié, arc à la main, regarder dans notre direction. Un rictus mauvais retroussait ses lèvres. Nos regards se croisèrent. Je ne savais pas quoi dire, j’étais bouche bée. « Quand tu n’as rien à dire, tais-toi. La nature ne supporte pas les bruits inutiles. » Mais j’aurais voulu hurler. Le tueur de mon amante, mon mari prédestiné, me lança un regard de mépris et s’en alla, non sans ajouter un : « comme ça, c’est enfin finit votre mascarade. La danse est close. »
Et le hurlement guttural s’échappa enfin, me déchirant la gorge et l’âme.
Je suis faible.
« Danaëlle. »
© Matty R Core